Les buzzwords et néologismes fascinent toujours. Qu’on soit de ceux qui les utilisent activement, ou de ceux que cela consterne.
Avec cette petite note, je voulais creuser ce que révèle l’emploi de certains mots. Ce qu’ils disent de notre société actuelle, et de la génération qui les emploie.
Évidemment, je ne vais pas tous les lister et je me permets de m’engouffrer directement dans ceux qui selon moi disent quelque chose de particulièrement fort sur notre temps.
FAMILLE, ANCRAGE ET REPERES:
Frère, reuf, mon reuf
Sœur, ma sœur
Le sang
La mif (contraction de « la famille »)
Couz (contraction de « cousin »)
Le premier macro-champ sur lequel je veux m’attarder est celui de la famille, particulièrement fort chez les 2010, 2000, et certains 1990.
En passant, et pour l’exercice, un bon marqueur de temporalité est d’ailleurs la question suivante : « d’autres générations pourraient-elles aisément et naturellement utiliser ces mots dans leurs échanges quotidiens ? ». La réponse est non ici. On imagine difficilement Mireille, 75 ans, s’adresser à sa voisine en disant « Bonjour le sang, bien ou bien ?».
Pourquoi donc du jour au lendemain ponctuer toutes ses phrases de mots qui qualifient un inconnu ou un ami plus ou moins lointain de « frère », littéralement membre de ma fratrie, voire chair de ma chair (« le sang », comme dans la phrase « wesh le sang ») ?
L’omniprésence de ces mots semble être le résultat de nombreux phénomènes :
- Un monde qui fait peur (contexte actuel/ pandémique, violence en ligne et IRL, news déprimantes, sensation de récession, incertitudes lourdes quant à l'avenir)
- Entre le monde réel et le monde digital, avoir du mal à savoir qui est un allié/ un référent réel et fiable ou non
- Le repli sur soi (une réalité ironique dans un monde connecté, mais justement surexposé et plein de brèches dans l’intime)
- La perte de sens/ la quête de sens et le besoin d’en revenir aux fondamentaux
- La quête de confiance (en soi, en l’autre)
- La montée démographique de groupes ethniques aux taux de natalité bien plus forts (grande fratrie, souvent avec une notion très étendue de « la famille » où oncles, tantes, et amis de la famille peuvent être considérés comme ayant un rôle quasi parental), et leur rencontre avec des groupes ethniques aux taux de natalité bien plus faibles (couple avec un enfant unique, famille monoparentale, acception souvent plus littérale/ génétique de la notion de famille)
Ces mots du champ [FAMILLE, ANCRAGE ET REPERES] disent donc tout autant quelque chose de ce que l’on a, mais aussi de ce que l’on n’a pas.
Si la proximité dans la relation, la fiabilité de l’autre, et la notion de famille étaient de telles évidences, il n’y aurait sûrement pas lieu de ponctuer toutes ses phrases de ce genre de mots qui réinstallent, a minima dans le langage, un sentiment d’appartenance et de repères dans le quotidien.
D’autres mots connexes vont d’ailleurs exactement dans ce sens. Cela fait une bonne décennie que les marketeurs et émissions de télé se délectent du mot « tribu » pour remplacer « famille ». La notion est plus souple et polymorphe… mais elle témoigne aussi lourdement du fait que l’on a du mal aujourd’hui à savoir clairement ce qui constitue une famille ou non, où elle commence, où elle finit.
La famille a perdu de sa légitimité à plusieurs égards :
- Au sens organique/ génétique : on dit volontiers aujourd’hui qu’être géniteur ne veut rien dire, que la parentalité se joue dans le quotidien et non pas dans la procréation, que l’on peut être bien plus parent que ledit géniteur
- Au sens d’autorité : ce sujet nous emmènerait trop loin si nous tirions le fil jusqu’au bout ici. On peut se contenter de dire qu’il est palpable dans tout champ de la société que l’autorité a pris un gros coup. Le gouvernement ne fait plus autorité. L’école ne fait plus autorité (l’Ecole demande même régulièrement à la Famille de faire son rôle d’éducation, et ladite Famille renvoie la balle à l’Ecole en lui demandant de faire ce job-là). Quant à la famille… la place et le rôle du Père sont lourdement attaqués, pour ne pas dire matraqués.
- Pour finir, une ambivalence donc entre:
*La famille que l’on crée ou que l’on ne crée pas*. La société tente de nous mettre à l’aise quant au fait de ne pas nous reproduire. On peut tout à fait entendre qu’on ne souhaite pas faire d’enfants, ou que nous n’en n’ayons pas. De même, on peut aujourd’hui « ne pas être très famille », là où c’était inconcevable 60 ans plus tôt dans une famille française.
*La famille dont on vient*. Mais en origines, nous venons tous de quelqu’un, d’une famille. Qu’elle soit validée et reconnue par ses constituants (ex : « oh oui, on s’adore ! On est 16 cousins au total, il y a toujours beaucoup de monde à la maison »), ou qu’elle soit rejetée dans sa légitimité (ex : « je hais mes parents, je les ai fui très jeune »), nous venons de quelque part et de quelqu’un… car nous ne sommes pas pour le moment conçus en laboratoire.
Il y a donc une tension entre certitude-incertitude, affranchissement-appartenance, amour-haine
Par son addiction aux mots relatifs au champ familial, la génération 2010-2000 nous renseigne donc fortement sur un énorme sujet de société :
- Ai-je vraiment une famille ?
- Quelle forme a-t-elle ? Quelqu’un fait-il autorité ? Est-ce une grande « tribu » polymorphe où tous les rôles sont permutables sans conséquences ?
- Qui est l’autre ? Puis-je le faire rentrer dans ma famille ? Puis-je lui donner une place supérieure à celle de ma famille ? (et c’est là qu’on voit bien le besoin de « famille », puisque dans ce dernier cas, on donne audit invité le titre de Frère, Sang, Cousin. Bien qu’il soit génétiquement et historiquement extérieur à ma famille, je reste donc dans le champ lexical du Familial)
Merci
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Alexandre RICHARD. Brand Strategist - Paris.
brandspeopleculture@gmail.com
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